Pages

Thursday, November 3, 2011

Un dimanche matin, très tôt

Je suis arrivé au complexe d’Auschwitz-Birkenau un dimanche matin, très tôt, à une heure où l’entrée est encore libre – quel étrange adjectif, si l’on y pense, mais c’est l’adjectif qui donne sens à notre vie de chaque instant, adjectif dont il faudrait savoir se méfier quand on le lit en lettres trop évidentes, par exemple dans le fer forgé du fameux portail Arbeit macht frei –, plus précisément à une heure où il n’est pas encore obligatoire de faire la visite sous l’autorité d’un guide. Les tourniquets métalliques, exactement les mêmes que ceux du métro, étaient encore ouverts. Les centaines de casques audio encore accrochés à leur présentoir. Le couloir « handicapés » encore fermé. Les pancartes nationales – Polski, Deutsch, Slovensky… – encore rangées dans leur rayonnage. La salle de Kino encore vide.
Ici et là, d’autres pancartes : la petite flèche verte sur le mur après le tourniquet, flèche comme l’injonction à ne pas dévier du sens obligatoire, verte comme la feuille des bouleaux ou comme une indication que la voie est « libre ». Pancartes pour gérer le trafic humain, comme il y en a tellement, tellement partout. Je lis encore le mot Vorsicht (« Attention ! ») barré d’un éclair rouge et suivi des mots Hochspannung – Lebensgefahr, c’est-à-dire « Haute tension » et « Danger de vie » (on veut, bien sûr, indiquer par là le danger de la mort). Mais aujourd’hui, ce mot Vorsicht me semble résonner bien différemment : plutôt comme l’invitation à porter la vue (Sicht) vers un « devant » (vor) de l’espace, un « avant » (vor) du temps, voire une cause de ce que l’on voit (comme dans l’expression vor Hunger sterben, « mourir de faim »). Cette cause ou « chose originaire » (Ursache) dont on n’en finit pas de scruter l’efficacité pour la « chose » des camps.
D’autres pancartes surgissent encore un peu partout : des stèles mémorielles, comme on dit, où des textes écrits en blanc – dans les trois langues polonaise, anglaise et hébreue – se détachent sur un fond noir. Ou bien, plus prosaïques, les signalisations en forme si familière de « sens interdits » : gardez le silence ; ne déambulez pas en maillot de bain ; ne fumez pas ; ne mangez pas, ne buvez pas (l’image représentant, barré d’un trait rouge, un hamburger à côté d’un grand verre de Coca) ; n’utilisez pas votre téléphone portable ; ne vous baladez pas avec votre transistor en marche ; ne traînez pas votre valise dans ce camp, n’y poussez pas votre landau ; n’utilisez pas votre flash photographique ou votre caméra à l’intérieur des blocks ; laissez votre chien à l’entrée.

Georges Didi-Huberman, Écorces

No comments:

Post a Comment