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Sunday, November 20, 2011

L’exercice des fonctions religieuses et politiques

L’exercice des fonctions religieuses et politiques est apparu au cours de l’histoire et dans de nombreuses sociétés comme une tâche bien plus importante que les diverses activités productrices des conditions matérielles de l’existence sociale des humains, l’agriculture, la pêche, la chasse, etc. Le « travail avec les dieux » des chefs et des prêtres ne devait-il pas apporter à tous prospérité et protection contre les malheurs ? Les gens du commun qui n’étaient ni des prêtres ni des puissants se vivaient comme endettés de façon irréversible vis-à-vis de ceux qui leur procuraient les bienfaits des dieux et les gouvernaient. La dette était telle que ce qu’ils donnaient (leur travail, leurs biens, leur vie même, dons qui nous apparaissent aujourd’hui comme des « corvées », des « tributs », bref des « exactions ») à ceux qui les gouvernaient ne pouvait jamais être à leurs yeux l’équivalent de ce qu’ils avaient reçu et continueraient de recevoir s’ils restaient à leur place et remplissaient leurs obligations. La naissance des classes et des castes fut un processus sociologique et historique qui a impliqué à la fois le consentement et la résistance de ceux auxquels la formation de ces groupes sociaux dominants faisait peu à peu perdre leurs anciens statuts et repoussait vers le bas de la société et de l’ordre cosmique. La violence y a joué un rôle, mais le consentement sans doute encore plus.

Maurice Godelier

Les arbres dominent le temps

Nous les humains, comme tous les animaux mobiles, dominons l’espace. Les arbres, eux, dominent le temps ; certains vivent des milliers d’années, ils sont potentiellement immortels. L’arbre n’étant pas un individu, il est divisible. Si l’on nous coupe en deux moitiés égales, c’est évidemment la mort, mais l’arbre, coupez-le en deux, cela fera deux arbres. Coupez-le en mille, vous pourrez obtenir mille d’arbres, tous parfaitement viables. En Asie, beaucoup de temples bouddhistes possèdent un figuier qui provenant d’une bouture du figuier sous lequel Bouddha atteignit l’illumination. Cela ne veut pas dire que les arbres ne meurent pas, mais que leur mort est toujours due à des agressions extérieures, les hommes, le feu, les pathogènes, le gel, la pollution. Les arbres ignorent la sénescence, alors que la durée de notre vie animale, humaine, même dans des conditions optimales, reste limitée par notre programme de vieillissement. Quand j’étais étudiant, on nous avait appris que les plus vieux arbres du monde, les Pinus longaeva californiens, avaient 5000 ans. Aujourd’hui, on sait que le houx royal de Tasmanie atteint 43 000 ans. Sa forme surprend. Ce sont des arbres de dimensions moyennes, côte à côte, et couvrant plusieurs hectares. L’analyse génétique a montré que chaque pied était né d’une même graine, germée au Pléistocène. Imaginez le livre de bord enregistré dans les cernes de ces Pinus, ou d’un séquoia de 3000 ans ! S’ils ne sont pas agressés, beaucoup d’arbres vivent très longtemps. Le jardin botanique de Kew, près de Londres, présente une collection d’arbres potentiellement immortels. Dans ce jardin, les arbres vivent isolés au milieu de vastes pelouses, loin de l’ombre de leurs congénères. Abondamment éclairées, les branches basses ne s’élaguent pas, elles traînent par terre, et s’enracinent pour donner de nouveaux arbres. En regardant bien, on constate que les jeunes refont la même chose, leurs branches s’allongent, vont se replanter et ainsi de suite. Aussi longtemps qu’aucune cause extérieure ne vient le perturber, l’arbre est parti pour durer, fixe dans l’espace, " à l’aise dans les siècles ". Au printemps, dans les pays tempérés, lorsque la température remonte, les arbres sont comme des jeunes plantules, en possession de l’intégralité de leur génome, prêts à fonctionner. Même sous l’Equateur, où leur croissance est plus erratique étant donné l’absence de saisons, les arbres développent une croissance rythmique qui les débarrasse de leurs gènes " éteints ", ou " méthylés ". Ce qui remet les compteurs de leur sénescence à zéro. Les arbres des Tropiques humides révèlent une diversité de croissance étonnante. Un même arbre peut avoir une branche aux feuilles bien vertes, une autre en fleurs, une troisième en train de mettre en place de nouvelles feuilles, et une branche " en automne " dont les fruits sont mûrs et prêts à tomber. Sous ces latitudes, en absence de saison, une plante n’a aucune raison d’arrêter sa croissance. Elle devient le " haricot géant " du conte, qui se déploie à l’infini…

Francis Hallé, Plaidoyer pour l'arbre

L’arbre

Définir l’arbre, comme dirait l’écrivain italien Allessandro Barrico, c’est comme définir la bêtise : c’est presque impossible, et pourtant nous en connaissons tous d’excellents exemples. Un arbre est une créature à moitié invisible, et en cela extraordinaire et mystérieuse. Sa partie enterrée est toujours au moins aussi grande que sa partie visible, les racines se développant souvent plus que la frondaison. Les petits jujubiers de Libye, qui mesurent 2 mètres de haut, possèdent des racines verticales de quelques 60 mètres de long. Cela fait un arbre de 62 mètres ! Les racines jouent des rôles très variés, à commencer par la fonction mécanique d’assurer à l’arbre un ancrage pendant sa croissance. En effet, si le vent souffle, sa couronne représente un bras de levier d’une grande puissance, auquel les racines doivent résister. Souvent, dans nos régions tempérées, les racines se développent moins que les branches maîtresses, mais elles s’arriment à tous les points d’ancrage qu’elles rencontrent. Les racines en effet, à la manière de l’artiste Christo, enveloppent n’importe quoi, n’importe quel obstacle, le contournent, le pénètrent. Cette tendance à l’enveloppement reste mystérieuse. Les racines se montrent capables de soulever des maisons, percer des murs, fendre un trottoir. Ces organes sont doués d’une force irrésistible d’expansion qui leur vient de l’eau entrant dans la composition de leurs cellules, toutes très condensées lorsqu’elles sont encore jeunes. L’alimentation en eau, en oligo-éléments, voilà d’ailleurs une autre mission des racines. L’arbre ressemble à une mèche de lampe plantée dans la terre, parcourue par un flux permanent, qui évapore des tonnes d’eau en provenance du sol. Les racines produisent encore des molécules actives, qu’elles transforment, des régulateurs nécessaires au cycle de la croissance, et beaucoup d’autres substances encore. L’arbre est une créature très inventive sur le plan biochimique, comment ne pas l’être quand on vit immobile, sans pouvoir s’échapper.

Francis Hallé, Plaidoyer pour l'arbre

Saturday, November 12, 2011

Friday, November 11, 2011

Du pas lent de la promenade

Quelques larmes naturelles ils versèrent, mais les essuyèrent aussitôt :
Le monde se présentait à eux tout entier, où choisir
Le lieu où ils se reposeraient, la Providence pour guide :
Tous deux main dans la main, du pas lent de la promenade,
Traversèrent l’Eden sur leur chemin solitaire.

Milton, Paradise Lost, Book XII, 645-649

Tuesday, November 8, 2011

Power Steering

power steering

Thursday, November 3, 2011

Un dimanche matin, très tôt

Je suis arrivé au complexe d’Auschwitz-Birkenau un dimanche matin, très tôt, à une heure où l’entrée est encore libre – quel étrange adjectif, si l’on y pense, mais c’est l’adjectif qui donne sens à notre vie de chaque instant, adjectif dont il faudrait savoir se méfier quand on le lit en lettres trop évidentes, par exemple dans le fer forgé du fameux portail Arbeit macht frei –, plus précisément à une heure où il n’est pas encore obligatoire de faire la visite sous l’autorité d’un guide. Les tourniquets métalliques, exactement les mêmes que ceux du métro, étaient encore ouverts. Les centaines de casques audio encore accrochés à leur présentoir. Le couloir « handicapés » encore fermé. Les pancartes nationales – Polski, Deutsch, Slovensky… – encore rangées dans leur rayonnage. La salle de Kino encore vide.
Ici et là, d’autres pancartes : la petite flèche verte sur le mur après le tourniquet, flèche comme l’injonction à ne pas dévier du sens obligatoire, verte comme la feuille des bouleaux ou comme une indication que la voie est « libre ». Pancartes pour gérer le trafic humain, comme il y en a tellement, tellement partout. Je lis encore le mot Vorsicht (« Attention ! ») barré d’un éclair rouge et suivi des mots Hochspannung – Lebensgefahr, c’est-à-dire « Haute tension » et « Danger de vie » (on veut, bien sûr, indiquer par là le danger de la mort). Mais aujourd’hui, ce mot Vorsicht me semble résonner bien différemment : plutôt comme l’invitation à porter la vue (Sicht) vers un « devant » (vor) de l’espace, un « avant » (vor) du temps, voire une cause de ce que l’on voit (comme dans l’expression vor Hunger sterben, « mourir de faim »). Cette cause ou « chose originaire » (Ursache) dont on n’en finit pas de scruter l’efficacité pour la « chose » des camps.
D’autres pancartes surgissent encore un peu partout : des stèles mémorielles, comme on dit, où des textes écrits en blanc – dans les trois langues polonaise, anglaise et hébreue – se détachent sur un fond noir. Ou bien, plus prosaïques, les signalisations en forme si familière de « sens interdits » : gardez le silence ; ne déambulez pas en maillot de bain ; ne fumez pas ; ne mangez pas, ne buvez pas (l’image représentant, barré d’un trait rouge, un hamburger à côté d’un grand verre de Coca) ; n’utilisez pas votre téléphone portable ; ne vous baladez pas avec votre transistor en marche ; ne traînez pas votre valise dans ce camp, n’y poussez pas votre landau ; n’utilisez pas votre flash photographique ou votre caméra à l’intérieur des blocks ; laissez votre chien à l’entrée.

Georges Didi-Huberman, Écorces